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Du roman à l’écran

Temps de lec­ture esti­mé : 48 min

Avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion des édi­tions ActuSF et de David Meulemans qui en a diri­gé l’é­cri­ture, je repro­duis ici le texte écrit par votre ser­vi­teur pour la mono­gra­phie Ursula K. Le Guin – De l’autre côté des mots, parue en août 2021 et tou­jours dis­po­nible à la vente pour celles et ceux qui veulent décou­vrir ou appro­fon­dir l’œuvre de cette grande autrice.

Ce court essai s’in­té­resse au roman The Leathe of Heaven (L’autre côté du rêve en fran­çais) et plus par­ti­cu­liè­re­ment aux deux adap­ta­tions télé­vi­suelles dont il a fait l’ob­jet, à 20 ans d’in­ter­valle. C’est l’oc­ca­sion d’une réflexion plus vaste : Qu’est-ce qu’une bonne adap­ta­tion ? Doit-elle être fidèle à l’œuvre ori­gi­nale, et si oui… comment ?


L’AUTRE CÔTÉ DE L’ÉCRAN

The Lathe of Heaven est le sep­tième roman d’Ursula K. Le Guin, publié en 1971 deux ans après The Left Hand of Darkness (en fran­çais La main gauche de la nuit). La tra­duc­tion fran­çaise de Henry-Luc Planchat sort en 1975 chez Marabout, titrée L’autre côté du rêve. Œuvre iso­lée, par­fois consi­dé­rée comme mineure dans la biblio­gra­phie de l’autrice (mais « son chef‑d’œuvre » selon Philippe Curval), elle est la seule, avec la saga Terremer, à avoir connu les hon­neurs du pas­sage à l’écran. Lorsque, à la fin des années 70, David Loxton, jeune réa­li­sa­teur et pro­duc­teur de la télé­vi­sion publique amé­ri­caine, vient lui faire part de son envie, Le Guin elle-même pense que c’est impos­sible de tirer un film du roman, puisque de son propre aveu, « il ne s’y passe rien1 ! »

L’autre côté du rêve fut pour­tant adap­té deux fois en télé­film, d’abord en 1980, puis en 2002. Les avis des spec­ta­teurs sur la valeur de ces deux pro­duc­tions suivent, dans leur grande majo­ri­té, ceux de l’autrice : le pre­mier serait un tra­vail remar­quable, le second « quelque chose por­tant le même titre que [son] livre mais qui n’a rien à voir avec lui, et qui le tra­hit par­fois de façon par­ti­cu­liè­re­ment écœu­rante ».

Si cette quasi-unanimité laisse pen­ser à une dif­fé­rence de qua­li­té incon­tes­table entre les deux long-métrages, on peut sus­pec­ter l’influence d’autres fac­teurs d’ordre moins esthé­tique, comme la place par nature plus ingrate du second film, faci­le­ment affu­blé des tares attri­buées aux remakes, ou encore la dif­fi­cul­té pour tout lec­teur fervent d’émettre une opi­nion qui s’opposerait à celle de l’autrice d’origine.

Une ana­lyse com­pa­rée de ces films et de leurs liens avec l’œuvre ori­gi­nale va nous per­mettre de nous faire une idée plus pré­cise, tout en nous ame­nant à nous inter­ro­ger sur ce que serait « une bonne adap­ta­tion audio­vi­suelle » de façon géné­rale. En existe-t-il seule­ment ? Et serait-elle le résul­tat d’un res­pect par­ti­cu­lier du texte d’origine, d’une prise de liber­té du réa­li­sa­teur, au contraire, ou bien d’autre chose encore ?

LE ROMAN

Que raconte le roman ? Voici ce qu’en dit la der­nière de cou­ver­ture de l’édition fran­çaise publiée au Livre de Poche en 2002 : « Lorsque George Orr dort, il rêve, comme tout le monde. Mais lors­qu’il se réveille, au contraire de tout le monde, il découvre que ses rêves ont chan­gé l’u­ni­vers. Et parce qu’il lui arrive aus­si de faire des cau­che­mars, le monde réel se trouve rava­gé par des guerres nucléaires et enva­hi par des extra­ter­restres. George Orr doit-il se débar­ras­ser d’un aus­si ter­ri­fiant pou­voir ? Ou bien doit-il l’u­ti­li­ser dans l’in­ten­tion redou­table d’a­mé­lio­rer le monde ? »

À ce stade, il est for­te­ment recom­man­dé d’avoir déjà lu le roman avant de conti­nuer la lec­ture de ce texte, au risque de se le faire divulgâcher !

Au début de l’histoire, George Orr est retrou­vé en over­dose d’un mélange de tran­quilli­sant et d’amphétamine par le gar­dien d’ascenseur de son immeuble. Ce der­nier le couvre auprès des auto­ri­tés en pré­ten­dant lui avoir don­né ses propres doses per­son­nelles auto­ri­sées — les per­son­nages vivent en 2002, dans une socié­té (du futur, à l’époque de l’écriture) en proie à la sur­po­pu­la­tion et à la famine, où les indi­vi­dus n’ont qu’une cer­taine dose de médi­ca­ments auto­ri­sée par le « Contrôle Médical ». En puni­tion de son acte illé­gal, Orr évite la pri­son ou le trai­te­ment obli­ga­toire, mais se voit assi­gner un Traitement Thérapeutique Volontaire avec le doc­teur William Haber. George révèle à ce der­nier qu’il prend des drogues pour s’empêcher de rêver, parce que cer­tains de ses rêves ont le pou­voir de chan­ger la réa­li­té. Haber, petit psy­chiatre du bas de l’échelle qui mène des recherches sur les rêves, trouve en ce nou­veau patient le cobaye qu’il atten­dait depuis long­temps, et com­mence avec lui un trai­te­ment hyp­no­tique à l’aide d’une machine de son inven­tion qui lui per­met d’induire chez le patient ce qu’il va rêver. Par ce moyen, le doc­teur va pro­gres­si­ve­ment ten­ter de rem­pla­cer la réa­li­té par une autre plus réus­sie, en sug­gé­rant à son patient les visions d’une socié­té dépour­vue de ses dys­fonc­tion­ne­ments — où lui-même, Haber, occupe une place de plus en plus éle­vée. Mais s’il peut dire à Orr de quoi rêver, il ne peut cepen­dant pas contrô­ler com­ment l’inconscient de celui-ci va remo­de­ler le monde pour répondre à ces induc­tions… Lorsque Orr se sen­ti­ra mani­pu­lé par Haber et cher­che­ra à l’empêcher de pour­suivre son entre­prise démiur­gique, il ira deman­der l’aide d’une conseillère juri­dique, Heather Lelache, dont il va tom­ber amou­reux, avant que le salut ne vienne d’extraterrestres, eux-mêmes issus des rêves de George…

LES PERSONNAGES PRINCIPAUX

George Orr

On l’apprend tar­di­ve­ment, mais Orr est des­si­na­teur au départ. Ce qu’il aime le plus, c’est « réa­li­ser des formes adap­tées au choses », et il va finir par trou­ver la place qui lui convient à la fin du livre en deve­nant desi­gner d’objet. Dans une de ses pre­mières vies, il a fait un mariage à l’essai, qui n’a pas été concluant : son exis­tence sin­gu­lière le condamne à une soli­tude irré­duc­tible. Ce qu’il veut, c’est vivre sans inter­fé­rer avec le monde : « Qui suis-je pour m’occuper de la façon dont tournent les choses ? », « (…) je sais qu’il ne faut pas for­cer la nature des choses. Et je ne le ferai pas. Ce fut notre erreur pen­dant une cen­taine d’années. » 

Orr parle d’expérience : on découvre dans la deuxième moi­tié du roman qu’il a vécu dans un monde bien pire que tous ceux que l’histoire par­court. Un monde satu­ré de pol­lu­tion, de cor­rup­tion, de famine, dans lequel la Constitution des Etats-Unis a été réécrite en 1984 (clin d’œil à George Or/well) pour ten­ter d’enrayer le déclin, oubliant la démo­cra­tie au pas­sage, mais sans que cela ne suf­fise : une nou­velle guerre mon­diale nucléaire éclate, éra­di­quant les popu­la­tions, asphyxiant George… juste avant qu’un de ses rêves ne le sauve, en éta­blis­sant une réa­li­té un peu moins hor­rible. Dans celle-ci, l’Etat ne s’est pas com­plè­te­ment écrou­lé et les indi­vi­dus ont encore quelques droits : c’est la réa­li­té au sein de laquelle débute le roman. La vie de George Orr, qui ne veut sur­tout plus influer sur le monde, est donc un cau­che­mar : dès qu’il s’endort, il prend le risque que son incons­cient change à jamais le monde dans lequel il a vécu, par exemple en fai­sant dis­pa­raître des per­sonnes – jusqu’à 6 mil­liards d’un coup ! 

Au fur et à mesure des inter­fé­rences d’Haber et des modi­fi­ca­tions de la réa­li­té, George est enva­hi par les mémoires mul­tiples des mondes dis­pa­rus : pour ne pas se perdre dans le fil des dimen­sions de plus en plus nom­breuses de son exis­tence, il se borne alors à vivre au pré­sent. Considéré comme un homme par­fai­te­ment moyen par Haber, il aspire en effet à suivre le cours des choses, à res­ter au milieu du flux, à se lais­ser por­ter ; à l’image de la méduse du rêve par lequel débute le roman. De fait, Georges n’agit jamais vrai­ment, se conten­tant durant la majeure par­tie du roman de débattre avec Haber de leur dif­fé­rence de visions. Sous la menace d’être contraint à un trai­te­ment obli­ga­toire, il se sou­met lui-même au trai­te­ment « volon­taire » avec Haber, n’acceptant de réagir enfin qu’au moment où le psy­chiatre est sur le point de détruire com­plè­te­ment le monde dans lequel ils vivent.

William Haber

Lors de sa ren­contre avec Orr, Haber est un psy­chiatre avec peu d’expérience thé­ra­peu­tique, plus inté­res­sé par la recherche sur les rêves que par le sui­vi de patients. Il rêve lui-même d’être un héros, de sau­ver la pla­nète, de faire la grande décou­verte pour laquelle il est né, et George Orr, cet homme par­fai­te­ment moyen à l’incroyable pou­voir, sera le vec­teur idéal de son ascen­sion. Haber n’est pas un mau­vais homme : doté d’une ambi­tion cer­taine, il veut cepen­dant sin­cè­re­ment contri­buer à amé­lio­rer l’humanité. Difficile de déter­mi­ner dans les pre­miers temps s’il se joue de Orr en pré­ten­dant ne pas croire en son pou­voir, ou si cette igno­rance affir­mée est un méca­nisme de défense de son incons­cient face à l’irrationnel de la situa­tion. Le per­son­nage évo­lue dans une ambi­guï­té inté­res­sante, per­sua­dé de faire ce qui est bon pour le monde alors qu’il ne fait que l’appauvrir, en s’y don­nant en paral­lèle une place de plus en plus impor­tante, que l’action bien­fai­sante qu’il est per­sua­dé de mener jus­ti­fie. Le point de bas­cule final inter­vient lorsqu’il par­vient à per­fec­tion­ner suf­fi­sam­ment sa machine, au point de prendre la place de son patient et de rêver à sa place : la des­truc­tion de la réa­li­té qui en résulte démontre le vide abys­sal de son monde inté­rieur. Sa méca­nique pro­gres­siste tour­nait à vide depuis le début…

Heater Lelache

Heather est conseillère juri­dique au cabi­net Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti, dont les bureaux sont ins­tal­lés dans un bâti­ment qui était un par­king à étages, avant que la voi­ture indi­vi­duelle « ne s’essouffle elle-même ». Cette afro-américaine se voit comme une arai­gnée, une « veuve noire » prête à bon­dir sur sa proie. Au début, elle consi­dère Orr comme une vic­time, presque un simple d’esprit. Mais lorsqu’elle voit sous ses propres yeux le monde se trans­for­mer pour faire en sorte que six mil­liards de ses habi­tants n’aient jamais exis­té, cela la convainc de s’engager auprès de George pour l’aider. Croyant pou­voir l’aiguiller hors de l’emprise d’Haber, elle décide de l’hypnotiser à son tour, ce qui ne fait qu’empirer les choses… au point de la faire bien­tôt elle-même disparaître.

Les Étrangers

Après avoir pous­sé son patient à résoudre le pro­blème de la sur­po­pu­la­tion (ce à quoi l’inconscient de George à répon­du en créant dans le pas­sé un fléau qui a sup­pri­mé 6 mil­liards de per­sonnes), Haber sug­gère à Orr d’éliminer les guerres sur Terre : pour récon­ci­lier l’humanité, le cer­veau de George va alors lui créer un enne­mi com­mun, venu d’Aldébaran. Ces extra­ter­restres, d’abord consi­dé­rés comme enva­his­seurs, s’avèreront fina­le­ment paci­fiques après un nou­veau rêve cor­rec­tif, et s’installeront sur Terre pour s’y mêler pai­si­ble­ment à la popu­la­tion. Ils vivent dans des com­bi­nai­sons huma­noïdes vertes et opaques qui empêchent d’identifier leur forme véri­table, et s’expriment en par­lant… par le coude gauche. C’est l’un de ces Etrangers, en lui offrant un disque des Beatles (et par là-même, « un peu d’aide de ses amis ») qui va per­mettre à Orr de faire reve­nir Heather dans sa vie, en tant qu’épouse cette fois. 

Ces Etrangers connaissent le pou­voir d’Orr (ils le nomment « iakh­lu’ ») et lui offrent le moyen d’appeler « des forces auxi­liaires » pour se faire aider : George n’est désor­mais plus seul avec son pou­voir. Il va bien naï­ve­ment ten­ter de trans­mettre ces infor­ma­tions à Haber lorsque celui-ci pren­dra sa place, mais ce sera sans effet, et Orr sera obli­gé d’intervenir pour mettre fin au Désastre cau­sé par la folie d’Haber. À la fin de l’ouvrage, les Etrangers contri­buent à la recons­truc­tion de la pla­nète détruite par le Désastre. L’un d’eux emploie Orr dans son entre­prise de créa­tion d’ustensiles de cui­sine, où les employés tra­vaillent par pas­sion et ne sont contraints par aucun horaire. C’est dans cette bou­tique, au cours du der­nier cha­pitre du roman, que George va retrou­ver comme cliente Heather, qu’il lui fau­dra à nou­veau séduire puisque, dans ce fil de réalité-ci, ils ne se sont encore jamais rencontrés…

Mannie / Ahrens / Gérant

Un autre per­son­nage récur­rent inter­vient à trois reprises, en chan­geant un peu de nom à chaque fois : d’abord gar­dien d’ascenseur, il devient voi­sin, puis gérant de l’immeuble de George. Il dépanne George avec sa carte de médi­ca­ments, lui offre du thé au can­na­bis, aide Heather en la met­tant sur sa piste…

LES MÉCANISMES DE NARRATION

Avant d’analyser les adap­ta­tions du roman, il est inté­res­sant de poin­ter les outils de nar­ra­tion uti­li­sés par l’autrice, cer­tains étant spé­ci­fi­que­ment littéraires.

Points de vue

L’autrice choi­sit de racon­ter son his­toire en uti­li­sant la foca­li­sa­tion interne, cen­trée selon les cha­pitres sur l’un des trois per­son­nages prin­ci­paux (et chan­geant par­fois en cours de cha­pitre). Ce sont trois visions du monde qui s’imbriquent ; la Réalité est le résul­tat de la com­po­si­tion des dif­fé­rentes réa­li­tés individuelles.

Ellipses

Lors des pre­miers rêves en séance avec Haber, la nar­ra­tion s’arrête avant et reprend après l’endormissement : nous n’avons accès au conte­nu du rêve (quand il est révé­lé) que par le récit qu’en fait George. Plus loin, l’histoire fait des bons de plu­sieurs jours dans le récit des évé­ne­ments, nous révé­lant a pos­te­rio­ri ce qui s’est pas­sé entre temps, nous per­dant, à l’instar de George, dans une tem­po­ra­li­té que, ni lui, ni nous, ne maîtrisons.

Citations

Chaque cha­pitre porte en exergue une cita­tion, pour la plu­part tirées d’ouvrages taoïstes. Deux sont de Victor Hugo, tirées des Contemplations et des Travailleurs de la mer : l’image de la mer ren­voie au rêve de la méduse qui ne peut que se lais­ser por­ter, et la notion de contem­pla­tion illustre par excel­lence le « non-agir » défen­du par Orr tout au long du roman.

Explicitations

« Je ne peux pas, dit-il, signi­fiant par là qu’il ne pou­vait pas lais­ser Mannie men­tir pour lui, ne pou­vait pas l’empêcher de men­tir pour lui, ne pou­vait pas ne pas s’en faire, ne pou­vait pas conti­nuer à vivre ain­si. » La foca­li­sa­tion interne est pous­sée d’une telle sorte que beau­coup des actions, mais sur­tout des pen­sées des per­son­nages sont four­nies avec des clés d’explication, des pré­ci­sions, par­fois des com­men­taires. Le per­son­nage de Heather, alliée et adju­vante du pro­ta­go­niste, met des mots sur les choses, comme lorsqu’elle moque le pou­voir de George en fai­sant réfé­rence aux « uni­vers paral­lèles ».

Champs lexicaux et jeux de mots

L’autrice uti­lise images et méta­phores pour aiguiller l’imagination visuelle de son lec­to­rat, et affi­ner les inten­tions de son per­son­nage. « Miss Lelache (…) se consi­dé­rait elle-même comme une veuve noire. Elle était assise là, veni­meuse ; dure, brillante et veni­meuse ; tou­jours à l’affût. Et la vic­time entra. » 

Le Guin joue avec les mots et les langues. Si Heather et Orr évoquent la flui­di­té de l’anglais « either…, or… »(« ou…, ou bien…), Haber mani­feste l’opposition du mot alle­mand « aber » (« mais »). « Antwerp », le terme par lequel le doc­teur envoie son patient dans le rêve, est le nom fla­mant de la ville d’Anvers, que l’autrice fran­co­phone a pro­ba­ble­ment choi­si pour son homo­pho­nie avec l’« envers » de la réa­li­té que repré­sentent les rêves.

Confusions et complexité humaine

La façon qu’a l’autrice de mon­trer la confu­sion de Haber, face à la pre­mière mani­fes­ta­tion du pou­voir de Orr sous ses yeux, est magis­trale, de sorte qu’on ne sait dire le fond de la pen­sée du doc­teur, une fois le choc pas­sé. Et cette indé­ci­sion sur le posi­tion­ne­ment de Haber, appuyée par l’interrogation de George et de Heather, per­siste un cer­tain temps avant que les faits ne nous prouve son impli­ca­tion consciente. De même, les moti­va­tions de Heather qui part à la recherche de Orr lorsque celui-ci ne vient pas au rendez-vous fixé sont magni­fi­que­ment confuses : elle est en colère, le méprise, a peur de lui, puis est tou­chée par son inté­gri­té, par sa force. La com­plexi­té des émo­tions para­doxales est admi­ra­ble­ment rendue.

Dramaturgie

Plusieurs dif­fi­cul­tés s’opposent à l’élaboration d’une dra­ma­tur­gie classique :

D’abord, Orr est l’anti-héros par excel­lence : il ne veut pas agir, doute sans cesse et ne fait (qua­si­ment) que par­ler pour défendre ses posi­tions. C’est l’opposé du héros hol­ly­woo­dien qui se révolte et agit pour chan­ger le monde — cette posi­tion étant occu­pée par Haber ! Orr choi­sit de fuir (dans la drogue, à la cam­pagne), et pense à la fin n’avoir mené qu’une action dans sa vie : appuyer sur le bou­ton de la machine pour arrê­ter Haber. Mais ce n’est pas tout à fait vrai : aupa­ra­vant, il avait quand même pris l’initiative de venir deman­der de l’aide à Heather.

Ensuite, puisque les dif­fé­rents rêves de George font évo­luer tous les aspects de la réa­li­té, il est régu­liè­re­ment néces­saire pour l’autrice de défi­nir à nou­veau les posi­tions des gens et des choses, la réa­li­té nou­velle du monde ain­si chan­gé, ce qui désar­çonne un lec­to­rat sans cesse bous­cu­lé dans ses images inté­rieures. Cela se fait par­fois avec un cer­tain retard sur l’action, occa­sion­nant des sur­prises, des réécri­tures men­tales ou créant une indé­ter­mi­na­tion déli­cieu­se­ment inconfortable.

Linéarité brisée

L’histoire com­mence par un rêve étrange et mul­tiple de Orr, que l’on com­pren­dra à la moi­tié du roman, lorsque le pro­ta­go­niste révè­le­ra la « fin du monde » nucléaire à laquelle il a échap­pé de jus­tesse par un rêve. C’est donc la rémi­nis­cence de ce monde pas­sé qui nous est fur­ti­ve­ment pré­sen­tée avant d’être expli­ci­tée par le récit d’Orr. George raconte aus­si à Haber un autre épi­sode d’un autre pas­sé plus ancien, le pre­mier rêve « effec­tif » qu’il ait fait ; lorsque, ado­les­cent, il s’est invo­lon­tai­re­ment débar­ras­sé de sa tante qui le pro­vo­quait sexuel­le­ment, en rêvant qu’elle était morte d’un acci­dent de voi­ture, des années auparavant…

LES THÉMATIQUES

Utopie/Dystopie

Ursula K. Le Guin ima­gine vingt-sept ans dans le futur (soit en avril 1998) que le monde dans lequel elle vit fini­ra dévas­té par une apo­ca­lypse nucléaire, après avoir suc­com­bé à la cor­rup­tion. L’humanité sau­vée de jus­tesse par un rêve d’Orr, l’autrice envi­sage en 2002 une pla­nète étouf­fée par la pol­lu­tion et une popu­la­tion de 7 mil­liards d’individus : elle n’aura au fond vu qu’avec un peu d’avance ce qui est en train d’arriver… Cette deuxième socié­té est plus nuan­cée que la pre­mière : on y conserve encore des droits, notam­ment à la vie pri­vée, ce qui offre à Heather la conseillère juri­dique un point d’entrée dans l’histoire. 

Comme le dit elle-même Le Guin, il n’y a pas de « méchant » dans son roman : c’est armé d’une vision uto­pique que Haber veut sau­ver le monde, en s’attaquant au fur et à mesure à tous ses dys­fonc­tion­ne­ments. Et s’il en vient à prendre la place de son patient à l’intérieur de sa machine pour pou­voir tout contrô­ler lui-même, c’est aus­si avec la bonne inten­tion de libé­rer le pauvre Orr de ce far­deau dont celui-ci ne veut plus, et pour s’assurer une meilleure effi­ca­ci­té de l’action…

L’enfer est pavé de bonnes inten­tions, la dic­ta­ture com­mu­niste du pro­lé­ta­riat cen­sée ame­ner un monde éga­li­taire l’avaient déjà prou­vé. « Cela ne fait aucune dif­fé­rence si les fins sont bonnes, nous ne dis­po­sons que des moyens », comme le dit Orr. Plus proche de nous, les entre­prises du numé­rique qui enten­daient créer un monde plus libre et pro­mou­voir la démo­cra­tie ont abou­ti à l’avènement de Donald Trump, tout en deve­nant elles-mêmes plus puis­santes que les Etats en se ser­vant de la vie pri­vée des popu­la­tions… Comme Haber, elles « dirige[nt] le monde sans en prendre la res­pon­sa­bi­li­té », créant de nou­veaux pro­blèmes à chaque fois qu’elles pensent en avoir réso­lus, en pen­sant à tort comme Haber que « la rai­son pré­vau­dra ».

Interventionnisme for­ce­né du pro­grès contre res­pect de la nature et confiance en sa tra­jec­toire, le débat est plus que jamais d’actualité.

Rêve/réalité

La ques­tion des uni­vers paral­lèles et de l’insaisissable défi­ni­tion de la réa­li­té, si chère à Philip K. Dick, ne peut pas ne pas être men­tion­née ; c’est l’objet dans ce volume de l’excellent article de Claude Ecken.

Ecologie et vie locale

Les consi­dé­ra­tions éco­lo­giques d’une par­tie de la popu­la­tion étaient fortes dans les années 70, notam­ment aux Etats-Unis avec le mou­ve­ment hip­pie. L’usage de mari­jua­na par le per­son­nage de Mannie n’est à ce titre pas ano­din. Le futur que Le Guin ima­gine, avec les pro­blèmes de pol­lu­tion et de chan­ge­ment cli­ma­tique, est ter­ri­ble­ment vision­naire. La volon­té de l’autrice d’ancrer déli­bé­ré­ment l’histoire dans une ville secon­daire (Portland en Oregon, où elle vit), l’action dans un péri­mètre local, trouve là encore un écho contemporain.

l’Autre

La ques­tion de l’« autre », avec ses dif­fé­rences, infuse tout le roman au fil du débat rejoué en per­ma­nence entre le doc­teur et son patient. Mais elle jaillit de façon plus écla­tante lorsque Haber veut régler le pro­blème du racisme. Son action abou­tit à une uni­for­mi­sa­tion grise de toute l’humanité au point de faire dis­pa­raître Heather, dont la peau noire repré­sente pour George une carac­té­ris­tique immuable : dans ce nou­veau monde qui l’en dépos­sède, elle ne peut plus exister. 

Il fau­dra le coup de main d’un autre Autre, un Etranger radi­cal et incon­nu, venu de l’espace et des confins de l’inconscient de George, pour la faire réap­pa­raître. Un être qui n’interfère pas, res­pecte, pro­pose son aide sans l’imposer, se fond dans un monde qui n’est pas le sien mais auquel il accepte de prendre part sans en modi­fier le cours, en appor­tant dis­crè­te­ment et hum­ble­ment ses compétences. 

Sexualité

C’est un trau­ma­tisme sexuel qui déclenche le pre­mier épi­sode de « rêve effec­tif » de George, alors même qu’il n’est qu’adolescent : le désir qu’il éprouve pour sa tante agui­cheuse aura comme consé­quence la mort de cette der­nière ! De quoi inhi­ber à jamais n’importe quel être sen­sible… Pulsion de vie et pul­sion de mort inti­me­ment liées se retrouvent aus­si dans le com­por­te­ment d’Heather, lorsque la « Veuve noire » court après sa vic­time avec un mélange de colère et mépris, sans se rendre compte tout de suite qu’elle s’est elle-même pré­ci­pi­tée dans la toile de George.

Chacun peut retrou­ver en soi ce conflit entre Eros et Thanatos, qui se mani­feste par une incer­ti­tude irri­tante et plai­sante à la fois, par un doute dont la fluc­tua­tion est son propre moteur. Haber, au contraire, semble ne jamais dou­ter. Il n’affiche dans le roman aucun désir sexuel, même envers sa secré­taire. Il est agi par un autre désir, celui de toute puis­sance, exa­cer­bée par la frus­tra­tion de sa posi­tion ini­tiale où il végète dans un cabi­net minus­cule et sans fenêtre. C’est une figure de démiurge, qui se veut sur­hu­main et ne semble pas tou­ché par les affres de l’incarnation. Mais il a conscience qu’il ne peut sup­pri­mer la vio­lence humaine : lorsque cessent les guerres, la pul­sion agres­sive se replie sur une vio­lence du quo­ti­dien légalisée.

Une autre figure divine semble dénuée de sexua­li­té : celle de l’Etranger, dont on ne connait d’ailleurs jamais l’aspect phy­sique. Présent par­mi les humains, il ne fait aucun pro­sé­ly­tisme, mais offre une pré­sence bien­veillante, dis­po­nible, un amour maternel/paternel non intrusif.

PRODUCTION DU PREMIER FILM

Public Broadcast Service (PBS), créé en 1969, est le pre­mier four­nis­seur de conte­nu non-commercial aux Etats-Unis à tra­vers son réseau d’antennes locales affi­liées, répar­ties sur l’ensemble du ter­ri­toire états-unien. Dans les années 70, deux de ces antennes pos­sèdent des labo­ra­toires qui pro­posent aux spec­ta­teurs des pro­grammes expé­ri­men­taux, et accueillent en rési­dence les pion­niers de l’art vidéo comme Nam June Paik ou Shirley Clarke : WGBH à Boston et WNET à New York, labo­ra­toires diri­gés res­pec­ti­ve­ment par Fred Barzyk et David Loxton. Les deux hommes, mus par une même créa­ti­vi­té, aiment tra­vailler ensemble, co-réalisateurs et copro­duc­teurs de pro­grammes expé­ri­men­taux, docu­men­taires, édu­ca­tifs, et de fiction.

David Loxton a l’envie depuis un moment de faire un film de science-fiction et pro­pose d’adapter L’autre côté du rêve à Barzyk, que l’absence de « méchant » dans le roman séduit. Loxton va alors trou­ver Le Guin à Portland pour laper­sua­der de leur céder les droits. L’autrice se laisse convaincre du poten­tiel dra­ma­tur­gique de son livre par le jeune pro­duc­teur, qui lui pro­pose alors de tra­vailler avec eux comme consul­tante créa­tive. Le Guin se défi­nit comme une « per­sonne qui parle et qui écoute1 », elle « entend la voix de ses per­son­nages » quand elle écrit. Kundera dirait d’elle que c’est une « écri­vaine musi­cienne », en oppo­si­tion aux « écri­vains peintres ». Elle affirme qu’il était com­pli­qué pour elle de pen­ser en images ; pour­tant, si les images arrivent par­fois après les pen­sées dans son roman, elles sont sou­vent pré­cises : en témoigne la cou­leur verte et la forme de tor­tue de la com­bi­nai­son des Etrangers, ou le fait qu’ils parlent par le coude gauche.

Pour convaincre les fri­leux res­pon­sables de la télé­vi­sion publique à qui le mot « science-fiction » fait figure d’épouvantail, Loxton pré­sente le pro­jet comme « spe­cu­la­tive fic­tion » et par­vient tant bien que mal à réunir 250.000$, un bud­get mini­mal, même pour l’époque. À titre de com­pa­rai­son, tour­nés la même année, Elephant Man de David Lynch a béné­fi­cié d’un bud­get de 5 mil­lions de dol­lars, Shining de 19 mil­lions et L’empire contre-attaque de 30 mil­lions. Barzyk avoua plus tard que Loxton et lui payèrent les coûts sup­plé­men­taires du tour­nage en se ser­vant dans le bud­get de leurs labo­ra­toires respectifs…

David Loxton embauche un scé­na­riste, Roger Swaybill, pour écrire un pre­mier trai­te­ment (une ver­sion som­maire du scé­na­rio), qui repré­sente une bonne base mais manque de la vision des réa­li­sa­teurs. Avec une jeune scé­na­riste, Diane English, les deux pro­duc­teurs passent alors quatre semaines à réécrire le script. Il fal­lait être créa­tif : com­ment fil­mer une inva­sion extra­ter­restre ou l’éradication de six mil­liards de per­sonnes avec un bud­get aus­si réduit ? 

Le tour­nage se déroule au Texas en mars et avril 1979, sur dix-huit jour­nées très denses de 14h de tra­vail, entre Dallas, Fort Worth et l’aéroport qui des­sert les deux villes — avec quelques plans d’établissement ini­tiaux à Portland et une séquence de plage à San Francisco. C’est le pre­mier film de télé­vi­sion du direc­teur de la pho­to­gra­phie, Robbie Greenberg, qui débarque d’Hollywood avec tous les autres tech­ni­ciens et tourne en pel­li­cule de 16 mm. Durant le tour­nage, l’ingénieur du son Dennis Maitland passe fré­quem­ment de « l’autre côté du rêve » : nar­co­lep­tique, il s’endort entre les prises. Cela ne l’empêche pas d’être, selon Barzyk, l’un des meilleurs avec lequel il ait jamais tra­vaillé. Les acteurs de leur côté vont et viennent en fonc­tion de leurs dis­po­ni­bi­li­tés et se réjouissent des jour­nées par­ti­cu­liè­re­ment denses – au contraire des tour­nages habi­tuels, où l’on passe son temps à s’ennuyer entre les prises. 

L’acteur Kevin Conway, qui n’avait que dix jours de dis­po­ni­bi­li­té au milieu d’un autre tour­nage, est fami­lier des films à la nar­ra­tion bri­sée ; il a joué en 1972 (soit un an après la publi­ca­tion du roman de Le Guin) dans l’adaptation d’un autre roman culte, paru en 1969, met­tant en scène un homme voya­geant lui aus­si sans contrôle dans dif­fé­rentes réa­li­tés : le héros d’Abattoir 5, de Kurt Vonnegut, bifurque sans cesse dans le pas­sé et le futur de son exis­tence. Cette même année 1972, Barzyk et Loxton tournent pour la télé­vi­sion une autre adap­ta­tion d’œuvres de Kurt Vonnegut (avec son aide) : dans Between time and Timbuktu, un astronaute-poète se trouve pro­je­té à tra­vers le temps et l’espace dans dif­fé­rents mondes paral­lèles. Les deux films ins­pi­rés de Vonnegut furent nom­més pour le prix Hugo 1973 de la meilleure pré­sen­ta­tion dra­ma­tique, et rem­por­té par Abattoir 5.

NARRATION DU PREMIER FILM

La nar­ra­tion de la pre­mière adap­ta­tion de L’autre côté du rêve est dans l’ensemble fidèle à celle du roman. Si cer­tains points de l’intrigue ini­tiale sont omis, cela semble dans un sou­ci de cla­ri­fi­ca­tion de l’action, afin d’éviter les allers-retours et les expli­ca­tions qui auraient ris­qué d’alourdir le récit. Certaines de ces dis­pa­ri­tions donnent une sen­sa­tion d’appauvrissement. Par exemple, le Mont Hood, dont la pho­to dans le bureau de Haber se trans­forme en che­val, révé­lant pour la pre­mière fois le pou­voir de Orr, dis­pa­raît ensuite de l’histoire : sa pho­to ne revient pas en place, et son évo­ca­tion en fil rouge du roman n’est pas reprise. De la même manière, il n’y a aucune indi­ca­tion du métier de George, des fluc­tua­tions de son acti­vi­té dans les dif­fé­rents conti­nuums qu’il tra­verse, et de l’adéquation donc de son métier final avec ses aspi­ra­tions : des­si­na­teur indus­triel. La séquence dans la bou­tique avec Heather et le bat­teur à œufs se retrouve ain­si dépos­sé­dée de sa sub­stance, tour­nant à vide, avec un revi­re­ment d’Heather qui appa­raît factice. 

En revanche, c’est sans doute une bonne chose d’avoir élu­dé le concept extra­ter­restre de « iakh­lu’ », intra­dui­sible en lan­gage humain, ain­si que les échanges qui tournent autour. De même, la sup­pres­sion de l’épisode durant lequel Orr assiste à une exé­cu­tion judi­ciaire citoyenne par eutha­na­sie sur un homme cou­pable d’être can­cé­reux per­met d’éviter une com­pli­ca­tion sans doute peu utile et de se concen­trer sur l’essence du récit, tout comme la sup­pres­sion de la scène ini­tiale d’overdose en pré­sence du gar­dien Mannie — per­son­nage effa­cé dans cette adap­ta­tion. L’absence de termes tech­niques concer­nant la tech­no­lo­gie de Haber per­met éga­le­ment d’éviter de se perdre en détails inutiles.

Hormis ces coupes, les réa­li­sa­teurs ont pro­cé­dé à quelques amé­na­ge­ments dans l’ordre et la nature des scènes. On peut les lire comme une volon­té de se rap­pro­cher des canons de l’écriture scé­na­ris­tique. Ainsi dans le film, Haber attend la deuxième visite de Orr pour le faire rêver, et Orr doit s’y reprendre à deux fois pour convaincre Miss Lelache de venir assis­ter à une séance : il y a une gra­da­tion dans l’invitation à l’action, pour rendre son accep­ta­tion plus cré­dible aux yeux du spec­ta­teur et créer une pro­gres­sion dra­ma­tique. Pour pré­pa­rer le spec­ta­teur à l’introduction dans l’histoire du per­son­nage de Lelache, et mieux scel­ler ain­si la conti­nui­té de l’action, les réa­li­sa­teurs ajoutent une scène où l’agent d’administration donne préa­la­ble­ment à Orr une liste de juristes au cas où il vou­drait contes­ter sa déci­sion de jus­tice : cela ancre du même coup la défi­ni­tion du monde ini­tial pas com­plè­te­ment dys­to­pique dans laquelle vit Orr, une socié­té où l’on se sou­cie des droits des citoyens et où leur est offerte la pos­si­bi­li­té de se défendre.

Parmi les ajouts, cer­tains n’apparaissent pas for­cé­ment judi­cieux : ain­si, lorsque Haber demande à sa secré­taire de faire des recherches sur la culture pré­co­lom­bienne, et qu’il la remer­cie sans convic­tion d’avoir fait si vite lorsqu’elle revient avec les résul­tats, on sent que cet échange un peu vide ne sert qu’à une chose : mon­trer que le chan­ge­ment de labo­ra­toire qui a eu lieu entre temps pen­dant le rêve de Orr n’est pas dû à une ellipse tem­po­relle, mais bien au chan­ge­ment sou­dain de la réalité.

La plus grosse modi­fi­ca­tion est sans doute la conden­sa­tion de dif­fé­rentes scènes du roman en une seule séquence, qui conclut le deuxième acte : dans le même mou­ve­ment, Haber fait rêver à Orr la fin du racisme et met la touche finale à la copie de son pou­voir, cepen­dant que George reçoit la visite bien­veillante de l’étranger dans son rêve. Dans le der­nier acte, Orr ain­si débar­ras­sé de son pou­voir et de la pres­sion de Haber peut enfin pro­fi­ter de la vie : dis­po­nible pour flâ­ner, il y a donc une cer­taine logique à ce qu’il se rende à ce moment-là au maga­sin d’antiquité (dans le roman, il y va avant d’être « libé­ré »). C’est déten­du qu’il se voit offrir le disque des Beatles, qu’il retrouve Heather et sa cou­leur nor­male, qu’il envi­sage enfin une vie heu­reuse… jusqu’au cli­max final où il va devoir reve­nir com­battre Haber.

Le tra­jet jusqu’à cette ren­contre ultime est alors l’occasion pour Orr d’expliquer à Heather le monde détruit auquel il a réchap­pé quatre ans plus tôt, ce qui donne au spec­ta­teur l’explication des pre­mières minutes du film. Le choix de pla­cer cette révé­la­tion dans le mou­ve­ment final (elle arrive dans le roman à mi-récit) ajoute du poids au cli­max, en jus­ti­fiant ce qui motive au der­nier moment Orr à trou­ver la force de com­battre Haber : la conscience sou­daine que ce qu’il pre­nait par­fois pour un rêve (la catas­trophe nucléaire) est vrai­ment arri­vé, et que cela peut recom­men­cer s’il ne fait rien pour l’empêcher. 

La der­nière séquence du film apporte par rap­port au roman quelques der­niers chan­ge­ments, mar­qués par la volon­té de cla­ri­fier les tra­jec­toires. Déjà, Orr ne tra­vaille plus dans un maga­sin d’objets de cui­sine qu’il est cen­sé des­si­ner, mais dans le maga­sin d’antiquités qu’il a visi­té plus tôt : ren­ta­bi­li­sa­tion des décors et concen­tra­tion de l’intrigue. Il y retrouve Heather avec l’échange peu convain­cant autour du bat­teur à œufs déjà men­tion­né, avant que tous deux ne tombent par hasard dans la rue sur Haber — au contraire du roman où Orr va le visi­ter à l’hôpital. Dans la der­nière image, ils achètent des hot-dogs à un ven­deur extra­ter­restre, et les dégustent au bord d’une fon­taine tan­dis que défile le générique.

PERSONNAGES ET INTERPRÉTATION DU PREMIER FILM

C’est Le Guin elle-même qui eut l’idée des hot-dogs pour mon­trer le degré d’intégration des extra­ter­restres à la civi­li­sa­tion états-unienne. Elle insis­ta pour la forme de tor­tues de leurs com­bi­nai­sons : plus de cou­leur verte, ni de coude gauche par lequel ils s’expriment, mais le main­tien d’une forte connexion thé­ma­tique avec le milieu aqua­tique au sein duquel la méduse du pre­mier plan du film (et de l’ouverture du roman) se laisse por­ter. La fon­taine du der­nier plan du film, qui occupe la majeure par­tie de l’image, offre d’ailleurs un écho en miroir à l’océan récur­rent — eau urbaine, mais libre de s’écouler. Les Etrangers res­tent dans le film fidèles à l’image qu’ils donnent dans le roman, sereins et paci­fiques. Les réa­li­sa­teurs mettent habi­le­ment dans leur bouche la cita­tion de Lao-Tse qui ouvre le troi­sième cha­pitre du livre et donne son titre à l’œuvre. C’est la seule réfé­rence dans le film au taoïsme.

Les autres per­son­nages en revanche gagnent en carac­tère, au moins les deux prin­ci­paux : Orr n’est pas seule­ment atti­ré par sa tante qui le pro­voque, il va jusqu’à l’embrasser et la cares­ser, ce qui finit par sus­ci­ter une claque de cette der­nière et consé­quem­ment le rêve où elle meurt d’un acci­dent de voi­ture. George n’est plus cata­to­nique lorsque Heather le retrouve dans son cha­let, et se montre plus viru­lent ou plus non­cha­lant, voire inso­lent, avec Haber. En retour, celui-ci n’hésite pas à employer des manières plus fortes que dans le roman : il le prend par sur­prise pour l’endormir et le fait emme­ner par des hommes de main pour le contraindre à par­ti­ci­per à sa der­nière ses­sion. Haber n’a plus d’hésitation sur la nature du tableau dans son bureau, qui s’est sou­dain trans­for­mé en che­val. Il est à peine ébran­lé de décou­vrir en temps direct la modi­fi­ca­tion cli­ma­tique qu’a opé­rée Orr et le chan­ge­ment de tenue de sa secré­taire. Dans le rêve de George au même moment, ce n’est plus avec Kennedy que ce der­nier marche… mais avec Gengis Khan ! Comme l’empereur mon­gol, Haber est déter­mi­né à chan­ger le monde selon son désir, et il n’hésite pas à mani­pu­ler George jusque sous les yeux d’Heather : lorsque Orr bal­bu­tie un mot incom­pré­hen­sible, c’est Haber qui l’interprète comme la « sur­po­pu­la­tion » qui oppres­se­rait son patient, et qu’il fau­drait donc régler d’urgence – en réa­li­té, c’est lui qui est indis­po­sé par les gens autour de lui, qui l’interpellent et l’empêchent de se rendre tran­quille­ment à son bureau. D’ailleurs Haber, lorsqu’il met fin au racisme par l’entremise de George, déclare juste après… que les Etrangers ne sont pas les bien­ve­nus dans son labo et que le pre­mier de ses propres rêves effec­tifs ser­vi­ra à les ren­voyer d’où ils viennent ! « Le plus grand bien pour le plus grand nombre »… mais que pour les humains – et sur­tout pour Haber.

Heather dans le film perd son carac­tère de Veuve Noire, mais gagne en sen­sua­li­té avec Orr. Faut-il y voir les effets de la main­mise mas­cu­line sur le script et la réa­li­sa­tion ? Davantage de contacts char­nels et de conflits : l’histoire a été dopée pour répondre aux exi­gences de l’image, dans des limites tou­te­fois qui n’en déna­turent pas l’intention ini­tiale. Cette dyna­mique se retrouve sur un autre aspect du film, en lien avec les per­son­nages : les dia­logues, plu­tôt justes dans l’ensemble, par­fois plats quand ils manquent d’assise dra­ma­tique (l’exemple des der­nières retrou­vailles entre Orr et Lelache), mais por­teurs aus­si de quelques pun­chlines réus­sies. « Les névro­sés construisent des châ­teaux dans le ciel, les psy­cho­tiques y habitent » explique lors de leur pre­mière ren­contre Haber à Lelache, laquelle rétorque aus­si­tôt : « Et les psy­chiatres encaissent le loyer… » Par les dia­logues, les réa­li­sa­teurs passent plus direc­te­ment que dans le roman leur mes­sage (« Personne ne peut se prendre pour Dieu ! ») ou se per­mettent un peu d’humour : « Tu es [de peau] brune ! » s’exclame Orr lorsqu’il retrouve Heather après le bref pas­sage de l’humanité au gris uni­forme « Oh déso­lée ! Ce modèle n’existe qu’en une seule cou­leur » répond-elle avec malice, lovée dans ses bras. La der­nière réplique du film est celle d’Heather à Orr : « Je te suis ! » (« Lead away ! ») George, libé­ré de son pou­voir et de Haber, est enfin deve­nu le seul « lea­der » de sa propre existence.

IMAGE ET MISE EN SCÈNE DU PREMIER FILM

Fred Barzyk vou­lait faire un film qui soit comme un « grand opé­ra », avec des tableaux. La dimen­sion visuelle, pour les deux pro­duc­teurs de films expé­ri­men­taux et d’art vidéo, était for­cé­ment impor­tante, et cela se res­sent dans le résultat.

Dès les pre­miers plans, la thé­ma­tique est don­née : la méduse dans l’eau et, quelques secondes plus tard, le feu du cham­pi­gnon nucléaire – à la forme simi­laire –, évoquent la confron­ta­tion entre Orr et Haber, deux êtres humains en appa­rence sem­blable, mais que tout oppose. Eau et feu se répondent et s’opposent : le scin­tille­ment de la sur­face de l’eau, motif récur­rent au long du film, trouve un écho visuel dans les mis­siles tour­noyant autour de la lune. Le sym­bole de l’eau comme motif de liber­té et d’apaisement, que l’on a déjà vu avec les tortues-extraterrestres ou avec le der­nier plan de la fon­taine, se mani­feste aus­si lorsque Heather rejoint Orr et qu’ils marchent sur la côte, ou qu’elle « renaît » dans son rêve en émer­geant nue de la mer pour se réveiller à ses côtés.

La déci­sion de repré­sen­ter les rêves de la même façon visuelle que la réa­li­té, qui parait aujourd’hui une norme com­mune avec laquelle jouent tous les réa­li­sa­teurs, a été l’objet d’une sérieuse inter­ro­ga­tion de l’équipe. Ils n’ont fait ce choix qu’après avoir inter­ro­gé des spé­cia­listes des rêves, qui leur ont fait remar­quer que lorsqu’on rêve, on pense tou­jours être dans la réalité.

Par d’habiles choix de points de vue (à l’intérieur du rêve, avec Haber qui monte sur le toit), et à l’instar de l’autrice du roman, les réa­li­sa­teurs par­viennent à mon­trer le chan­ge­ment de réa­li­té du monde (les labos d’Haber, les loge­ment de Orr) d’une manière extrê­me­ment fluide.

On sent que chaque image du film est com­po­sée pour en tirer le maxi­mum de sens. Il n’y a que très peu de champs/contrechamps, et ceux-ci sont sou­vent nour­ris par un mou­ve­ment de camé­ra et/ou des prises en plon­gée ou contre-plongée. Les réa­li­sa­teurs aiment les cadres larges, qui per­mettent d’embrasser l’espace et plu­sieurs per­son­nages à la fois. Ils jouent avec la pro­fon­deur, avec plu­sieurs plans d’action dans la même image ; le regard et l’intrigue naviguent dans toutes les dimen­sions. C’est par­fois l’occasion de don­ner des infor­ma­tions : en res­tant à l’extérieur du bureau de la secré­taire de Haber lorsque Orr y rentre pour la pre­mière fois, la camé­ra nous per­met de lire le nom de la cli­nique qui y est ins­crit. « Show, don’t tell » (« Montre plu­tôt que de racon­ter ») recom­mandent les manuels de scé­na­rio. Lorsque Orr entre pour la pre­mière fois dans le bureau d’Haber, ce der­nier est en train de vis­ser un cir­cuit impri­mé : en un clin d’œil, on apprend ain­si que c’est un bri­co­leur qui aime bidouiller ses machines. De la même manière bien qu’un peu moins fine­ment, la foule com­pacte autour de Heather et Orr lorsqu’ils vont déjeu­ner sug­gèrent la sur­po­pu­la­tion, et la citerne, le ration­ne­ment d’eau ; tout comme l’aiguillage sur lequel s’assoit Orr illustre à quel point il est perdu.

Lorsque Orr attend, éveillé, le début de la séance sous les yeux de Lelache, il a les bras fer­més, comme dans une cami­sole. Aussitôt endor­mi, ses bras s’ouvrent dans un geste d’accueil. Entre les deux, Haber lui rap­pelle qu’il a confié se sen­tir « confi­né, enfer­mé » dans la réa­li­té. Cette séquence semble tra­duire une réplique du roman : « Je suis en train de vivre un cau­che­mar, dont je m’éveille par­fois durant mon som­meil ». Le pre­mier rêve du film illustre cette liber­té retrou­vée dans le rêve : un che­val galope libre­ment à tra­vers la nature, puis la ville désertée.

Parmi les plus beaux plans du film se trouvent les images qui intro­duisent le der­nier bureau magis­tral de Haber (tour­né à l’hôtel Hyatt de Dallas, ce qui a en plus per­mis de réuti­li­ser l’immense H de la marque pour évo­quer le pou­voir de Haber). Les façades en miroirs du bâti­ment, aux vitres car­rées rigou­reu­se­ment ali­gnées et régu­lières, fil­mées en plans fixes, com­posent des tableaux abs­traits mon­trant des reflets déstruc­tu­rés et insai­sis­sables, comme si la rai­son froide, régu­lière et aveugle de Haber avait engen­dré un monde mor­ce­lé, sans plus aucune uni­té ni cohé­rence – un aper­çu de la des­truc­tion à venir.

Les plans sur Haber lui-même donnent la mesure du per­son­nage : lorsqu’ils s’attardent sur lui en train de s’asseoir len­te­ment, ou s’appesantissent en contre-plongée, ils mani­festent sa puis­sance. Quand il des­cend dans son ascen­seur pour prendre place dans sa machine, c’est Zeus qui des­cend de l’Olympe ! Bien qu’il soit incar­né par l’acteur le plus petit, Haber n’est jamais fil­mé en plon­gée (par le des­sus), hor­mis pour sa der­nière appa­ri­tion, en fau­teuil rou­lant, hagard : on le voit vain­cu par sa propre déme­sure, ayant per­du la parole et la rai­son, et tou­jours gris alors que les autres ont retrou­vé leurs couleurs.

Les effets spé­ciaux sont som­maires, mais pas ridi­cules : pour perdre leur cou­leur, les acteurs ont tous été teints en gris, ce qui donne cor­rec­te­ment le change tout en sus­ci­tant une étran­ge­té bien­ve­nue lorsque la car­na­tion natu­relle pointe aux revers des bouches ou des yeux. Du fait du faible bud­get, Loxton et Barzyk furent obli­gés de trou­ver des stra­ta­gèmes pour sug­gé­rer cer­tains pas­sages plu­tôt que de les mon­trer. Ce n’est plus « Show, don’t tell », mais « Imply, don’t show » (« sug­gère plu­tôt que de mon­trer »), une méca­nique éprou­vée des films d’angoisse : en sug­gé­rant, on pousse le spec­ta­teur à se com­po­ser lui-même les images dans sa tête… comme à la lec­ture d’un livre. 

Pour l’arrivée des extra­ter­restres dans le bureau de Haber, la camé­ra reste ain­si sur le visage de ce der­nier, avec l’ombre por­tée du vais­seau qui atter­rit, puis qui repart. Pour la dis­pa­ri­tion de 6 mil­liards d’humains, Barzyk fut ins­pi­ré par une scène des Grandes Espérances, film bri­tan­nique des années 40 et par une œuvre vidéo de l’artiste Peter Campus ; la séquence res­semble d’ailleurs fort à une œuvre d’art vidéo et ne dépa­reille­rait pas, iso­lée dans un musée ou une gale­rie. En mon­trant quelques convives s’affaissant les uns après les autres sous les yeux ter­ri­fiés des trois per­son­nages prin­ci­paux atta­blés avec eux, les réa­li­sa­teurs choi­sissent de trans­crire l’émotion sen­sible de la dis­pa­ri­tion, plu­tôt que l’échelle du nombre de dis­pa­rus. À cette occa­sion, l’image d’une toile d’araignée devant Heather en arrière-plan ne serait-elle pas un clin d’œil à la Veuve Noire du roman ?

L’effet spé­cial le plus réus­si inter­vient au moment du cli­max : Haber et Orr se retrouvent dans un tun­nel de lumière qui les déforme, hors du temps et de l’espace, pour une confron­ta­tion qui convoque tous leurs élé­ments : soleil brû­lant, ciel d’orage, éclairs, vol­cans, jusqu’aux rayons psy­ché­dé­liques qui donnent à l’ensemble une convain­cante tona­li­té expres­sion­nisme. Ce duel dans un tun­nel en rap­pelle un autre, tour­né la même année : dans la scène la plus célèbre de toute la saga Star Wars, deux êtres incar­nant deux forces oppo­sées s’affrontent, révé­lant une paren­té méta­phore de l’humanité…

Les cos­tumes de Laura Crow, à la fois sobre et sin­gu­liers, cré­dibles sans osten­ta­tion, atem­po­rels, rap­pellent d’ailleurs eux aus­si Star Wars. Kevin Conway en Haber n’a bien sûr pas de com­bi­nai­son noire à la Dark Vador, mais Bruce Davison qui joue George Orr n’est pas sans rap­pe­ler Luke Skywalker dans son habit blanc, et la coif­fure et la tunique de l’actrice qui joue Miss Crouch, la secré­taire de Haber, lui donne un petit air de prin­cesse Leia.

POSTÉRITÉ DU PREMIER FILM

Ursula K. Le Guin fut ravie de tra­vailler au sein de l’équipe de tour­nage, dont elle com­pa­ra le mou­ve­ment à une chorégraphie.

Le film fut dif­fu­sé par PBS sur tout le ter­ri­toire états-unien le 9 jan­vier 1980. Ce soir-là, l’autrice décou­vrait comme le reste du pays le résul­tat de leur tra­vail quand… au bout de deux minutes de dif­fu­sion, il y eut une cou­pure de cou­rant dans son quar­tier, qui l’empêcha de voir le film ! En 1981, l’adaptation fut nom­mée pour le prix Hugo de la meilleure pré­sen­ta­tion dra­ma­tique, fina­le­ment décro­ché par L’empire contre-attaque (ayant béné­fi­cié de 120 fois plus de bud­get, rappelons-le).

Fut-elle redif­fu­sée par la suite ou non ? Les sources divergent sur ce point. Ce qui est sûr, c’est que les droits de dif­fu­sion échurent en 1988, obli­geant la chaîne à remi­ser le film aux archives. En 1989, David Loxton meurt à 46 ans d’un can­cer du pan­créas. Mais le bouche à oreilles et la mobi­li­sa­tion des fans font pro­gres­si­ve­ment de l’adaptation une œuvre culte ; les copies pirates se vendent une for­tune sur Ebay et l’archive du film devient au fil des ans la plus deman­dée de PBS. Avec l’arrivée d’internet, le mou­ve­ment s’amplifie et pousse la chaîne a enga­ger une coû­teuse rené­go­cia­tion de tous les contrats pour pou­voir redif­fu­ser le film et le sor­tir en DVD. Le prin­ci­pal frein vint des droits de dif­fu­sion de la chan­son des Beatles With a lit­tle help from my friends, à tel point que la sor­tie vidéo se fera avec une reprise au lieu de l’originale.

Cette redif­fu­sion par PBS eut lieu avec faste le 1er juin 2000, sui­vie d’une inter­view de Le Guin par le pré­sen­ta­teur star de la chaîne, Bill Mayers. C’était tel­le­ment inat­ten­du, les res­pon­sables pas­sés de la chaîne étaient tel­le­ment per­sua­dés que le film ne repas­se­rait pas, qu’ils n’avaient pas jugé néces­saire de conser­ver la pel­li­cule ori­gi­nale, et le for­mat DVD dut être édi­té à par­tir des bandes vidéos. À ce jour, le film n’a jamais été dif­fu­sé en France (mais se trouve sur Youtube en ver­sion originale).

Anecdote amu­sante : juste après L’autre côté du rêve, le chef opé­ra­teur n’en avait pas fini avec les troubles du som­meil, puisqu’il enchaî­na avec le tour­nage de À la limite du cau­che­mar ! Un film dont le pitch fait étran­ge­ment écho à l’histoire de Le Guin (l’histoire d’un jeune homme sous la coupe de sa tante aux dési­rs inces­tueux) et qui fut d’abord pro­je­té au niveau local… en Oregon !

PRODUCTION DU DEUXIÈME FILM

Est-ce la redif­fu­sion triom­phale de la pre­mière adap­ta­tion sur PBS, ou peut-être l’approche de la date futu­riste à laquelle se déroule l’histoire du roman – 2002 – qui pousse Bruce Davison, pre­mier inter­prète de George Orr, à envi­sa­ger un remake au début du nou­veau millénaire ?

Toujours est-il qu’il pro­pose, avec le pro­duc­teur Craig Baumgarten, un scé­na­rio écrit par Alan Sharp à la chaîne pri­vée payante Showtime. Ursula K. Le Guin, enthou­sias­mée par sa pre­mière expé­rience, et qui a reçu à la pro­messe que cette nou­velle adap­ta­tion serait fidèle au roman et qu’elle serait consul­tée à chaque étape de tra­vail, a accep­té de céder ses droits.

Showtime est inté­res­sée, mais sou­haite faire des adap­ta­tions que refusent les pro­duc­teurs. Ceux-ci vont alors toquer à la porte de la chaîne concur­rente A&E (pour « Arts & Entertainment »), qui accepte de pro­duire le pro­jet avec, à la réa­li­sa­tion, Philip Haas, habi­tué des adap­ta­tions de romans.

James Caan, connu entre autres pour son inter­pré­ta­tion de Sonny Corleone dans Le Parrain et pour les pre­miers rôles de Rollerball et Misery, accepte le rôle de Haber. Lukas Haas, enfant star du film Witness quinze ans plus tôt, endosse le rôle de George Orr, tan­dis que Lisa Bonnet, héroïne du Cosby Show, devient Heather Lelache.

Le tour­nage se déroule à Montréal sur 5 semaines, du 16 avril au 20 mai 2001, avec un bud­get de 5 mil­lions de dol­lars, soit 20 fois plus que la pre­mière adap­ta­tion… mais 20 ans après. Cette même année à titre d’exemple, Arrête-moi si tu peux se tourne avec 52 mil­lions, Minority Report avec 102 mil­lions, et le Spider-Man de Sam Raimi avec 139 millions. 

NARRATION DU DEUXIÈME FILM

Avec de nou­veau un bud­get réduit, les pro­duc­teurs décident cette fois de prendre plus de liber­té vis-à-vis de l’intrigue ori­gi­nale. Pour Baumgarten, il s’agit de se débar­ras­ser de cer­tains aspects très mar­qués « science-fiction » pour se concen­trer sur la dimen­sion phi­lo­so­phique de l’histoire, que ces coupes per­met­tront ain­si de valo­ri­ser, pense-t-il. Ainsi, exit les Etrangers. Pour le pro­duc­teur, L’autre côté du rêve n’est pas une his­toire d’extraterrestres… 

Toute la dimen­sion raciale du roman est aus­si expur­gée : il n’est plus ici ques­tion de résoudre un quel­conque racisme… D’ailleurs, comme pour mon­trer que cette ques­tion n’était vrai­ment pas impor­tante à leurs yeux, tous les êtres humains dans le film, qu’ils soient asia­tiques, afro ou cau­ca­siens, affichent à l’écran la même impro­bable pâleur de peau – ce qui fit hur­ler Le Guin lorsqu’elle le décou­vrit (la seule men­tion de « types d’humains » dif­fé­rents qui reste dans cette adap­ta­tion est le fait que le virus qui appa­rait en cours d’intrigue touche en pre­mier lieu les popu­la­tions « caucasiennes »). 

Un bon tiers de l’intrigue du roman est donc pure­ment et sim­ple­ment sup­pri­mé pour être rem­pla­cé par… pas grand chose d’autre, ce qui donne une nar­ra­tion très éti­rée, au rythme lent et qui s’attarde sur des détails. La guerre et la mala­die n’ont cepen­dant pas dis­pa­ru : le conflit qui se passe dans le roman au Moyen-Orient se déroule ici en Europe, où le mari d’Heather est par­ti com­battre. Toute forme de mala­die aux États-Unis a été éra­di­quée par un gou­ver­ne­ment auto­ri­taire et qui requiert une trans­pa­rence totale de sa popu­la­tion, ou plu­tôt de sa sur­po­pu­la­tion depuis qu’elle n’est plus déci­mée par les agents patho­gènes. Le film reprend ici des élé­ments du roman (éra­di­ca­tion des mala­dies) que la pre­mière adap­ta­tion avait lais­sés de côté.

Un cer­tain nombre de points du roman se retrouvent d’ailleurs, dans cette nou­velle ver­sion, plus fidè­le­ment que dans le pre­mier film : Orr qui chute en over­dose dans le cou­loir pour être récu­pé­ré par Mannie au début du récit, la visite de Orr à Haber à l’hôpital à la fin, ou encore le rendez-vous au res­tau­rant entre Orr et Heather (qui a vrai­ment lieu cette fois). De même, la mon­tagne est de nou­veau en fil rouge tout au long de l’histoire, de pho­to sur le mur jusqu’à visible en vrai à tra­vers la fenêtre, puis en érup­tion, et en fresque col­lec­tive sur un mur à la fin, avec des che­vaux qui la traversent.

Un choix de mise en scène très tran­ché est celui de ne jamais mon­trer le conte­nu des rêves, ce qui donne, par exemple, un récit assez pauvre visuel­le­ment de l’épisode racon­té par Orr avec sa tante, où l’on admire Haber en train de se grat­ter conscien­cieu­se­ment la barbe ou les cheveux.

Ce qui consti­tue la véri­table dif­fé­rence avec le roman et la pre­mière adap­ta­tion est cepen­dant plus pro­fonde. C’est la nature même de l’enjeu dra­ma­tique glo­bal : il n’est plus ques­tion ici de sau­ver le monde de sa des­truc­tion, mais de retrou­ver ou de séduire l’être aimé. Le réa­li­sa­teur Philip Haas, dont la fil­mo­gra­phie montre bien la pas­sion pour les enjeux sexuels et amou­reux, ne s’en cache d’ailleurs pas : « Je vou­lais faire pas­ser un mes­sage moins social et plus axé sur les rela­tions entre les gens » avoue-t-il au LA Times.

On peut donc com­prendre la colère de Le Guin, ce d’autant plus que, contrai­re­ment à ce qu’on lui avait pro­mis, elle n’entendit plus jamais par­ler de l’équipe une fois ses droits cédés. Les pro­duc­teurs et le réa­li­sa­teurs décident de racon­ter une autre his­toire que celle du roman en se concen­trant sur une seule de ses thé­ma­tiques, et sans tenir compte de l’avis de l’autrice ini­tiale, bon. Cela en fait-il pour autant for­cé­ment un mau­vais film ?

PERSONNAGES ET INTERPRÉTATION DU SECOND FILM

Ce qui frappe en pre­mier lieu, c’est l’atonie mani­feste qui touche les per­son­nages, en par­ti­cu­lier Orr et Haber, et qui semble être une consigne de jeu – pour mieux res­pec­ter les carac­tères du roman que le pre­mier film ? Un com­men­taire de spec­ta­teur sur inter­net (le film est aus­si dis­po­nible sur Youtube) remarque que, dans le film, « tout le monde parle comme s’il était constipé »…

James Caan inter­prète un Walter Haber (et non plus William) engon­cé dans une gêne tenace, les mains per­pé­tuel­le­ment jointes sur le bas-ventre, même lorsqu’il se déplace. C’est au début de l’histoire un simple doc­teur qui mange des tar­tines dans son bureau (!), et se montre gen­til avec son patient lorsqu’il arrive. Il ne le fait pas rêver dès la pre­mière visite, et s’enregistre ensuite sur un dic­ta­phone pour décrire le patient… deux scènes qui n’existent pas dans le roman, mais bien dans l’adaptation de Loxton et Barzyk. Curieuse coïn­ci­dence ? Pas for­cé­ment : Philip Haas a regar­dé un peu du pre­mier film avant de s’engager ; il vou­lait « s’assurer que ce n’était pas quelque chose d’absolument remar­quable au point qu’il serait idiot d’essayer à nou­veau ». Quand il a consi­dé­ré que l’œuvre de Loxton et Barzyk n’était pas « dans la ligue de Citizen Kane », il a arrê­té de regar­der, pour ne pas « être influen­cé ». Peut-être y avait-il cepen­dant plus inté­res­sant à repi­quer que ces deux scènes initiales… 

Haber et sa secré­taire Penny (influence de James Bond ?) mani­festent assez tôt un désir sexuel mutuel répri­mé, qui s’exprime par des allu­sions (sexistes) de Haber aux habits de Penny et par la réfé­rence de cette der­nière à Godiva, lady bri­tan­nique ayant mon­té nue son che­val pour pous­ser son mari à bais­ser les impôts. C’est d’ailleurs la pré­sence de cette der­nière sur le che­val rêvé par Orr, ain­si que le sou­dain chan­ge­ment d’habits de Penny qui fait prendre conscience à Haber du pou­voir de son patient. Dès ce moment-là, Haber va user de ce pou­voir pour son propre confort avant tout (il demande un bureau plus grand), mais aus­si pour celui de Orr (il lui sou­haite de trou­ver un lieu de vie tran­quille… ce qui fera migrer le virus euro­péen jusqu’aux États-Unis, pour les dépeu­pler et per­mettre à Orr d’avoir un plus grand loge­ment). Le chan­ge­ment de carac­tère d’Haber opère lorsque ce der­nier tombe sous le charme de Heather, qu’elle le repousse, et qu’il prend conscience de l’intimité qui la lie à Orr : dès ce moment, la jalou­sie le rend agres­sif. Il cherche alors à maî­tri­ser George (il trans­forme son Traitement Volontaire en Traitement Obligatoire) pour pou­voir pos­sé­der Heather. Cette pul­sion de pos­ses­sion se tra­duit en émeutes et pillages durant son rêve, au point que cette vio­lence deve­nue incon­trô­lable finisse par se retour­ner contre l’objet même de son désir : au moment où Heather est frap­pée par un émeu­tier, Haber s’effondre et le monde passe dans une nou­velle réa­li­té, dont on ne sait pas bien si elle est le résul­tat de la défaite d’Haber ou d’un nou­veau rêve de George (les deux, probablement).

George Orr dans cette ver­sion ne semble pas avoir de tra­vail. La seule acti­vi­té qu’on lui voit est de regar­der la télé, il lui arrive même de rêver du pro­gramme du len­de­main – on est loin de l’émotion forte à l’origine des rêves effec­tifs du roman ! Il n’a plus non plus le trau­ma­tisme de l’anéantissement nucléaire du roman, mais vit avec un manque exis­ten­tiel : il sent pro­fon­dé­ment qu’il a per­du quelqu’un. Et ce n’est pas que sa tante… George est certes un gar­çon per­du, mais l’apathie que l’acteur lui fait por­ter, ain­si que la coupe de che­veux qui lui écrase le visage, ne lui donnent pas plus de cha­risme qu’un cépha­lo­pode. L’attirance que Lelache déve­loppe pour lui, aux rai­sons déjà mys­té­rieuses, n’en est que plus dif­fi­cile à avaler.

Heather Lelache est avo­cate com­mise d’office au début de l’histoire : elle est dési­gnée pour défendre George au pro­cès expé­di­tif qu’il subit pour son usage illé­gal de stu­pé­fiants. La ren­contre est plu­tôt bien ima­gi­née, et ce pro­cès ser­vi­ra comme fil d’intrigue : dans la der­nière par­tie, Heather, alors qu’Haber fait recher­cher Orr, pré­pare le pro­cès en appel qui devrait libé­rer défi­ni­ti­ve­ment le patient de son doc­teur tor­tion­naire. Au fil des rêves de George, le désir qu’il éprouve pour elle lui fait prendre du galon et elle devient une avo­cate célèbre, en paral­lèle d’Haber qui prend du pou­voir grâce à ses sug­ges­tions. On ne sau­ra jamais ce qu’ont vécu Heather et Orr dans leurs vies pas­sées, mais la fin du film, où ils se ren­contrent à nou­veau pour la pre­mière fois, sug­gère que cet éter­nel recom­men­ce­ment n’est pas près de prendre fin : après tout, dans cette ver­sion de l’histoire, Orr n’est jamais « gué­ri » de son pouvoir… 

Le scé­na­riste Alan Sharp a vou­lu doper un der­nier per­son­nage, celui de Mannie qui appa­rait en fili­grane dans le roman et qua­si­ment pas dans la pre­mière adap­ta­tion. Il en fait un véri­table side-kick tou­jours pré­sent aux côtés de George, por­teur de bon mot et de récon­fort, tou­jours prêt à aider… et seul per­son­nage doté d’un cer­tain dyna­misme grâce à l’interprétation de David Strathairn qui apporte un peu de frai­cheur à l’ensemble. Plus qu’un ami, c’est un véri­table ange gar­dien, doté d’une conscience plus grande que les autres humains : il est le seul à gar­der la mémoire des dif­fé­rents rôles menés auprès d’Orr au fil des réa­li­tés. Il repré­sente pour George Orr, à qui il apprend à jouer aux échecs, et qu’il pousse à l’action avec Heather, un véri­table men­tor, tou­jours dans les envi­rons prêt à aider, jusqu’à la der­nière scène.

IMAGE ET MISE EN SCÈNE DU DEUXIÈME FILM

Le film s’ouvre encore une fois sur une image de méduse, en image de syn­thèse cette fois, et qui revien­dra régu­liè­re­ment tout au long du métrage, s’incrustant sur l’écran à la manière de celles d’On connait la chan­son d’Alain Resnais, sor­ti 5 ans plus tôt.

Il faut recon­naître moins d’audace visuelle dans ce second film. On sent que le réa­li­sa­teur s’intéresse avant tout à ses per­son­nages, pas à l’humanité ni aux formes qui les entourent. Il les filme en plans poi­trine ou gros plans, par­fois en plans amé­ri­cains (aux cuisses), mais sur­tout avec force champs/contrechamps – et de pré­fé­rence bien cen­trés dans l’image. La com­po­si­tion de l’image est sou­vent mini­male, même dans les plans d’ensemble ou les plans géné­raux, et les mou­ve­ments de camé­ra ne font pas preuve d’autant d’élégance que dans le pre­mier film : lorsque George arrive chez le doc­teur et que la camé­ra passe devant sa porte pour nous lais­ser lire son nom, elle s’alourdit d’un tra­vel­ling avant dénué de toute subtilité.

La sub­ti­li­té n’est pas non plus de mise dans les dia­logues, lar­ge­ment expli­ca­tifs, ni dans la mise en scène : lorsque Haber le pos­ses­sif s’est mis hors d’état de nuire, pour bien mon­trer que l’humanité est deve­nue altruiste, on s’échange… des oranges dans le métro ! Et pas plus de finesse dans le mon­tage : puisqu’il n’y a pas d’images de rêve pour pas­ser habi­le­ment d’une réa­li­té à une autre, ce n’est pas même un plan de coupe mais un fon­du enchaî­né gros­sier sur le visage de Orr qui fait la tran­si­tion. Les plans sur les écrans d’ordinateur, ou bien sur les plats au res­tau­rant par exemple, qui n’apportent peu ou pas d’informations, sont très nom­breux et contri­buent à la (trop grande?) len­teur de l’histoire.

Certains pas­sages montrent le manque de moyens : les émeutes du cli­max, fil­més avec des cadres bien trop ser­rés pour don­ner le change, tra­hissent les com­bats low-cost des fic­tions TV des années 90 – 2000.

La direc­tion artis­tique n’est pas fon­ciè­re­ment mau­vaise (hor­mis cer­tains choix, comme cette affreuse repré­sen­ta­tion pic­tu­rale de lady Godiva) : elle a sur­tout très mal vieilli. Que ce soient les écrans d’ordinateur, le desi­gn des pièces et des meubles, l’écran Apple Cinema Display comme télé d’Orr, son appa­reil pho­to… ou la cabine télé­pho­nique qu’on aper­çoit lors d’un de ses pas­sages dans la rue, tout fait aujourd’hui ter­ri­ble­ment daté.

Pour les cos­tumes, c’est inégal. On peut au moins remar­quer leur varié­té. Si le cos­tume au motif en Ψ (psi) illustre assez bien le pro­blème psy­cho­lo­gique de Orr tout en pla­çant habi­le­ment sa tête est sur une fourche entre les mains de Haber, son immense vête­ment de pluie du début (des­si­né, parait-il, en réfé­rence à la com­bi­nai­son des extra­ter­restres du pre­mier film) n’est pas des plus réus­sis. À peu près tout le temps, George porte des vête­ments trop grands pour lui : une méta­phore du fait qu’il n’a pas les épaules assez larges pour endos­ser son pou­voir.. ou l’acteur pour endos­ser le rôle ?

POSTÉRITÉ DU SECOND FILM

Lukas Haas, inter­prète de George Orr, avoue n’avoir pas bien com­pris la fin du film ; il regrette l’absence de « vrai bon cli­max » qui aurait pu aider les gens à en sai­sir le sens…

Diffusé le 8 sep­tembre 2002, presque un an après l’attaque du World Trade Center, le film sort peu de temps après en DVD dans une ver­sion légè­re­ment aug­men­tée. Il n’est pas plus dif­fu­sé ni dis­tri­bué en France que le premier.

Assassiné par Ursula K. Le Guin, conspué par la majeure par­tie des spec­ta­teurs qui connais­saient au moins l’une des deux autres œuvres, le film a quand même trou­vé des ama­teurs capables d’y recon­naitre une œuvre inté­res­sante. Impossible en tout cas de savoir si le résul­tat fut conforme aux dési­rs de Bruce Davison, le pre­mier inter­prète de George Orr et pro­duc­teur de ce remake.

Anecdote amu­sante : au moment du tour­nage de ce deuxième opus en 2001, Kevin Conway, inter­prète du pre­mier Haber, jouait la Voix de Contrôle dans la reprise de la série Au-delà du réel, dont l’épisode 9 de la sai­son 7 met en scène… un extra­ter­restre qui tient un maga­sin d’antiquités, et qui offre un pou­voir à un jeune homme per­du pour l’aider ! Pouvoir qui sera bien sûr à double tran­chant selon l’utilisation qu’il en fera…

Cette même année 2001 sort au ciné­ma un autre film avec un extra­ter­restre bien­veillant : K‑Pax, qui avait lui-même été pré­cé­dé dans cette thé­ma­tique par Cocoon (1985), ET (1982) ou Rencontre du troi­sième type (1977)…

À ce tour­nant de mil­lé­naire, les films met­tant en scène des réa­li­tés alter­na­tives sont légion : en 1999 Matrix reste le plus célèbre, ayant éclip­sé son alter-ego Passé vir­tuel, mais il y eut aus­si cette année-là dans des genres dif­fé­rents Existenzet Sixième sens, et un peu avant, The Truman Show (1998) ou Usual Suspects (1995), un peu après Vanilla Sky (2001)…

Sans comp­ter toutes les pro­duc­tions qui explorent la pos­si­bi­li­té de chan­ger le pas­sé pour l’améliorer : depuis La machine à explo­rer le temps (1960, 1978, 2002) jusqu’à Tenet (2020), en pas­sant par La jetée (1962), Terminator (1984), Retour vers le futur (1985), L’armée des douze singes (1995), Donnie Darko (2001), Minority Report (2002), L’effet papillon (2004), Déja vu (2006), Shutter Island (2010), Source code (2011), Edge of Tomorrow (2014), Interstellar(2014), et bien d’autres… 

Les his­toires met­tant en scène le déten­teur infor­tu­né d’un pou­voir, comme The Sender (1982) ou Dead Zone (1983) se font plus rare au ciné­ma, davan­tage explo­rée sur le petit écran, par exemple dans La qua­trième dimen­sion ou Au-delà du réel hier, dans les séries poli­cières aujourd’hui.

Steven Spielberg, David Cronenberg et plus encore Christopher Nolan ont explo­ré dans plu­sieurs de leurs films les ques­tions que l’on retrouve dans L’autre côté du rêve. Une cita­tion d’Inception (2010, prix Hugo de la meilleure pré­sen­ta­tion dra­ma­tique 2011) tra­duit d’ailleurs assez bien ce que vit le per­son­nage prin­ci­pal ima­gi­né par Le Guin : « Le rêve est deve­nu leur réa­li­té ». Serait-ce ain­si com­plè­te­ment un hasard que l’on retrouve au cas­ting du film de Nolan l’acteur Lukas Haas, apa­thique George Orr de 2002, dans le rôle d’un archi­tecte des­si­na­teur de rêves… qui se fait vio­lem­ment virer dès les pre­mières minutes du film pour avoir mal fait son travail ?

Chacune des deux adap­ta­tions est impré­gnée de son époque : éco­lo­gique pour la pre­mière, indi­vi­dua­liste pour la seconde. À l’instar des films cités plus haut, elles délivrent la vision du monde de leur temps. Aujourd’hui, à nou­veau 20 ans après la der­nière adap­ta­tion, les ques­tions raciales et envi­ron­ne­men­tales dans le monde sont plus que jamais d’actualité, tout comme la guerre au Moyen-Orient et bien sûr la per­ti­nence d’un virus qui touche toute l’humanité… Seule la menace ter­ro­riste semble rem­pla­cer la crainte d’une inva­sion extraterrestre. 

Mais une phrase que pro­nonce Haber dans le film de 2002 (« Make the world a bet­ter place ») nous rap­pelle qu’elle fut pro­non­cée en même temps que la nais­sance des start-ups d’internet qui dominent aujourd’hui le monde, et dont Haber repré­sen­te­rait cer­tai­ne­ment un par­fait patron, dans une adap­ta­tion actuelle. L’uniformisation par le pro­grès et la dépos­ses­sion de soi-même par la tech­no­lo­gie sont déjà visible dans la pre­mière adap­ta­tion, lorsque les humains, gris, habillés à l’identique, ont per­du toute vita­li­té. Et pré­sentes dès le roman, bien sûr : « Où est pas­sée la démo­cra­tie ? Les gens ne peuvent plus rien choi­sir par eux-même. Pourquoi tout est si terne ? Pourquoi les gens ne sont-ils pas joyeux ? »

CONCLUSION

Le second film, en choi­sis­sant de dérou­ler le fil du pre­mier rêve trau­ma­tique de Orr, n’est pas dénué d’une cer­taine cohé­rence dra­ma­tique, et ne se révèle pas indigne, si l’on accepte qu’il raconte autre chose que le roman. En le regar­dant sans a prio­ri, ni réfé­rence qui en empêche la lec­ture, il est tout à fait pos­sible d’y prendre du plai­sir et de l’apprécier. Ce n’est pas grave, au fond, de s’éloigner de l’histoire ini­tiale. Il est pro­bable, d’ailleurs, que cette ver­sion (par culpa­bi­li­té peut-être ?) ait encore trop gar­dé d’éléments du roman pour par­ve­nir à son véri­table équilibre.

La ques­tion qui se pose est : prend-on du plai­sir à le revoir ? Car c’est à ce moment-là que l’on se rend compte de la matière qui reste à creu­ser sous la sur­face immé­diate – ou de son absence. Et dans le film de Philip Haas, les choix artis­tiques, visuels, de direc­tion d’acteur et de mise en scène sont lar­ge­ment insuf­fi­sants pour offrir une expé­rience esthé­tique et émo­tion­nelle renou­ve­lée, pour créer de nou­veaux liens avec le monde. C’est ce qui fait la dif­fé­rence entre un diver­tis­se­ment, même bon, et une œuvre d’art.

Parce qu’ils étaient par nature des cher­cheurs de forme, Loxton et Barzyk ont injec­té à leur pro­duc­tion le savoir-faire issu de leurs nom­breuses expé­ri­men­ta­tions. Oh, leur film n’est pas exempt de défaut ! Mais il dégage une puis­sance, une géné­ro­si­té et une audace que l’on ne retrouve jamais dans le sui­vant, et qui lui per­met de tra­ver­ser les années avec plus de consis­tance. Les auteurs ont peut-être un peu plus res­pec­té l’intrigue du roman, mais plus impor­tant encore, ils ont d’abord res­pec­té leur parole, et c’est ce qui témoigne le mieux de la sin­cé­ri­té de leur enga­ment, qui rejoint celui d’Ursula K. Le Guin. 

Le pas­sage de l’écrit à l’écran s’apparente au pas­sage d’un rêve à l’autre : de celui de l’auteur à celui du réa­li­sa­teur (avec son équipe). Ou plu­tôt, c’est le pas­sage du rêve lit­té­raire (sans contrainte, sans limite) à la réa­li­té fil­mique (bor­née par les contin­gences, les lois de la phy­sique, les limites du bud­get de pro­duc­tion et l’imprévisibilité émo­tion­nelle des rela­tions humaines). Et comme l’illustre si bien le roman de Le Guin, les rêves idéaux accouchent sou­vent de ter­ribles réalités.

En tant que roman­cier, scé­na­riste et proche de nom­breux pro­fes­sion­nels de l’audiovisuel et du ciné­ma, je sais com­bien la parole don­née dans ces milieux, sur­tout envers les auteurs, a bien peu de valeur. C’est pour­quoi je com­prends et par­tage la colère de Le Guin d’avoir été trom­pée. Mais je reste per­sua­dé que le pro­blème de faire une adap­ta­tion fidèle ou non importe peu dans le fond, la seule ques­tion qui compte étant de faire une bonne œuvre. 

L’autre côté du rêve, que j’ai par­cou­ru plu­sieurs fois en fran­çais et en anglais pour écrire cet article, ne cesse de me révé­ler des détails lais­sés inaper­çus, des pistes de lec­tures inédites, des sources d’inspirations nou­velles… C’est la preuve d’une grande œuvre, inépui­sable – et d’une immense autrice.

Notes

  1. Hormis celles du roman qui sont de Henry-Luc Planchat, toutes les tra­duc­tions de l’anglais sont de l’auteur de ces lignes

Une réflexion sur “Du roman à l’écran

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